Pour que le masculin ne l’emporte plus sur le féminin,
une révolution linguistique est en marche

paru sur Huffingtonpost.fr le 05/10/2016

 

Wikimedia France (la branche française de la fondation américaine Wikimedia) tenait le 20 août 2016 à Paris sa première convention sur les enjeux de la francophonie, dont le langage épicène ou français égalitaire pour lutter contre le sexisme.

En effet, sa réalisation la plus connue, l’encyclopédie universelle et collaborative Wikipedia, souhaite qu’à l’avenir tous ses articles écrits en français le soient de façon à respecter la neutralité de point de vue, et donc à ne pas utiliser le genre masculin pour représenter des personnes de sexe féminin, emploi générique sexiste selon les recherches en linguistique du XXe et XXIe siècles.

Qu’est-ce que le « français égalitaire » ou « langage épicène »?

Les deux expressions désignent une langue française dans laquelle le genre masculin ne représente plus les deux genres. Le plus célèbre exemple de cet emploi générique du masculin est: les droits de l’homme, aujourd’hui rebaptisés en droits humains par de nombreuses organisations, notamment les plus soucieuses en matière de droits fondamentaux (ONU, UNESCO, Amnesty international, etc.). Il est d’ailleurs intéressant de noter que la célèbre Universal Declaration of Human Rights adoptée le 10 décembre 1948 par l’ONU est traduite par La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en France, et qu’elle est reprise telle quelle par la majorité des médias français, comme dans les pages du Wikipedia francophone.

L’emploi générique du masculin, une pratique sexiste?

« Sans aucun doute », selon Eliane Viennot (1), historienne de la langue à l’université de Saint-Etienne, intervenante à cette première convention francophone. L’historienne ne cesse de dénoncer dans ses oeuvres l’entreprise de masculinisation de la langue française entreprise au XVIIe siècle: « Cette masculinisation de la langue, avec l’imposition du genre masculin comme genre « le plus noble » par les grammairiens de l’époque, a fait partie d’une stratégie essentiellement politique. Les lettrés se sont employés à écarter les femmes des professions intellectuelles et des lieux de pouvoir, et ils se sont attachés parallèlement, eux qui maîtrisaient la rhétorique, à produire des discours les disqualifiant. La masculinisation des titres féminins est donc une entreprise datée et sans fondement scientifique. »

Thérèse Moreau, Alpheratz et Eliane Viennot (crédit photo © Palmyre Roigt)

Thérèse Moreau (2) elle, grammairienne et écrivaine, rappelle que ces noms féminins qui éveillent encore aujourd’hui le soupçon (professeuse, autrice, écrivaine, etc.) sont attestés dans l’usage dès le Moyen-Âge. Mais les grammairiens, pour la plupart, les ont toujours écartés au nom de la supériorité du mâle sur la femelle. « La langue française dispose de toutes les ressources nécessaires pour féminiser les termes qui désignent des femmes, et elles sont à la portée d’un enfant de cinq ans! » s’insurge-t-elle.

Dans son livre « Pour une langue française non sexiste » (3), la linguiste Céline Labrosse rappelle que « le langage n’est pas neutre (…) les sens renvoient à des images, à des valeurs, à des attitudes (…) la seule vision du monde qui émane du langage est celle des citoyens, et non des citoyennes. »

Loin d’être une affaire purement linguistique et franco-française, cette question du sexisme dans la langue française recouvre des enjeux de société capitaux, et qui ont des ramifications tant sur le plan individuel (psychologique, sexuel) que collectif (social, philosophique, économique, politique). Comme le dit Céline Labrosse dans son ouvrage, « le langage possède du pouvoir. Le pouvoir de faire apparaître ou disparaître la moitié de l’humanité. » En faisant disparaître les femmes de la langue, on fait disparaître leur contribution dans l’histoire et dans la société.

Or, la francophonie concerne les cinq continents, et représente 274 millions de personnes, dont 50% en Afrique. Le français égalitaire pourrait être un outil puissant d’émancipation et d’égalité entre les femmes et les hommes, notamment auprès des jeunes générations.

Si cette politique linguistique de Wikipedia se confirme dans le temps (faute de contributeurs.trices (4) formées au langage égalitaire, de nombreux articles sont encore écrits dans une langue sexiste), on se demande comment l’Académie française pourra contrer l’influence extraordinaire qu’a cette encyclopédie, l’un des sites les plus consultés en France et dans le monde, notamment sur les jeunes générations.

Archaïsme contre innovation

Car les contributeurs.trices francophones de Wikipedia sont jeunes, très jeunes. Als (5) parlent à des générations qui, elles non plus, ne voient pas pourquoi elles obéiraient à des injonctions basées sur des arguments aussi scientifiques que « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle » (6).

Le français égalitaire a encore franchi une étape en 2015, avec la parution d’un roman français dans lequel le masculin ne l’emporte pas sur le féminin: « Requiem » (7). J’y fais de nouvelles propositions grammaticales, notamment l’invention du pronom personnel de genre neutre, al, pour exprimer toutes les situations « agenres » (= sans genre). Mon pari: démontrer que non seulement le français égalitaire répond à la fonction de communication de toute langue, mais qu’il est aussi capable d’échapper à la lourdeur d’un outil linguistique militant en alliant la vérité à la beauté, objectif possible de la littérature.

Rendez-vous dans un an

La deuxième « Wikiconvention » sur les enjeux de la francophonie aura lieu dans un an, dans une autre grande ville francophone. Nul doute que d’ici là, les linguistes, historiennes et écrivaines auront encore fait d’autres propositions pour lutter contre cette entreprise séculaire, et encore bien vivante, qu’est la masculinisation de la langue française.

(1) Autrice de nombreux essais sur la langue dont « Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin! » Editions iXe, 2014.

(2) Enseignante aux Etats-Unis, en France et en Suisse. Traductrice de La Cité des Dames, de Christine de Pisan, avec Eric Hicks, Paris, Stock,1986

(3) Editions Les Intouchables, 2002

(4) Prononcer « les contributeurs et contributrices », en respectant l’ordre alphabétique

(5) Als = ils et elles

(6) In Grammaire générale, Nicolas Beauzée, 1767.

(7) « Requiem » d’Alpheratz, Editions Createspace, 2015, disponible sur Amazon.