Un genre neutre pour la langue française

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Pourquoi un genre neutre ?

Le genre neutre en grammaire française permet de s’exprimer dans une langue non sexiste, et d’éviter de reproduire une vision androcentrique, binaire et discriminante du monde. Cette discrimination faisant partie de notre éducation dès l’enfance, nous ne la remettons pas en cause, jusqu’au jour où nous nous retrouvons en situation d’échec aux prises avec notre langue, que l’on découvre incapable de nommer et communiquer une pensée qui ne soit pas sexiste. C’est alors que nous réfléchissons sur les mots, et à de meilleurs moyens de nous dire et de dire le monde.

La révolution technologique et civilisationnelle que représente le passage de l’écrit au numérique, les avancées des sciences humaines, ainsi que les créations littéraires bouleversant les codes de genre en grammaire française1 ont apporté une conscience linguistique au XXIe siècle sur la question de la représentation de la personne par le langage.

Cette conscience linguistique se double d’une conscience de genre pour une partie du locutorat francophone qui refuse désormais au genre masculin la légitimité de représenter les autres genres. Ces francophones ont recours au français inclusif pour lutter contre l’emploi générique du genre masculin, règle imposée arbitrairement par les grammairiens du passé, lesquels se fondaient sur un seul et unique argument : « dans la nature, le mâle l’emporte sur la femelle. »2

Devenue science humaine à part entière, la linguistique trouve difficilement dans cet argument idéologique la scientificité et l’épistémologie auxquelles elle prétend désormais. C’est pourquoi j’expérimente mes propositions de genre neutre, à l’oral comme à l’écrit : pour en prouver la validité et en rechercher la falsifiabilité, ceci afin d’en découvrir le potentiel et les limites. Car seul un genre neutre aussi complet et fonctionnel que le genre masculin en emploi générique a des chances, à terme, de se substituer à lui.

D’où vient le genre grammatical neutre ?

Nous en avons des attestations qui remontent aux origines de notre famille de langues, les langues indo-européennes. Le latin et le grec reprennent cette tricatégorisation des genres dans leur système. Puis, principalement pour des raisons phonétiques (mais également psychiques au sens guillaumien du terme, cela restant à démontrer), le genre neutre disparaît de l’ancien français.

Aujourd’hui, le genre masculin est légitimé par l’argument du « genre non marqué », ce qui n’est qu’une légitimation de la vision androcentrique du mot. En effet, on voit clairement, en pensant le mot à partir de son radical, et non de son genre masculin, que celui-ci est aussi « marqué » que le genre féminin. Dans académic-ien/académic-ienne, par exemple, le suffixe dérivationnel ien est aussi une marque de genre. C’est Lucy Michel, docteure en linguistique à l’université de Bourgogne, qui a créé un modèle lexicographique permettant d’envisager un nouveau type de dictionnaire, où les entrées du mot ne se feraient plus à partir de sa forme au genre masculin, mais à partir de sa base3.

Trois courants historiques ont préparé la création d’un genre neutre en français : premièrement, la déconstruction des pensées dominantes (masculine, structuraliste, cartésienne, coloniale) par les sciences humaines4, deuxièmement, les recherches linguistiques sur l’interdépendance de la pensée et de la langue et la propriété des langues à influencer et créer de la réalité5 comme l’illustre magistralement la traduction française du titre de l’ouvrage de John Langshaw Austin paru en 1962, « Quand dire c’est faire » (How To Do Things With Words)6.

Enfin, le français inclusif doit sa popularité croissante à la créativité d’un locutorat sensible aux questions d’égalité et d’identité, qui n’hésite pas à réfléchir sur sa langue, et à créer de nouvelles formes. Nées dans une époque tout infusée de déconstruction philosophique et de bouleversement civilisationnel avec le passage au numérique, les jeunes générations inaugurent à présent une ère de construction. C’est dans ce contexte qu’intervient mon travail en grammaire.

Le pronom de genre neutre « al » et son fonctionnement.

Confrontæ au sexisme de la langue française lors de la rédaction de mon roman, j’ai dû inventer des formes et réactualiser des accords (par exemple la règle de proximité, en cours jusqu’au XVIIIe siècle) afin de ne pas perpétuer une pensée androcentrique. Ces formes dérivent du pronom de genre neutre « al », qui permet de remplacer le pronom de genre masculin « il » chaque fois qu’il est en emploi agenre (sans genre) ou générique (représentant tous les genres) :

« al, als, auz, çauz » remplacent « il, ils, eux, ceux » en emploi impersonnel ou générique

Ex : Al pleut. / Al manque du sel. / Que s’est-al passé ? / Al est dix heures.

Ex : On attend Claire et François. Als sont en retard.

Ex : J’ai déclaré le vol à la police. Als ont pris ma déposition.

Ex : J’ai rencontré Claire, François et Orlando. Ce sont auz qui ont animé la soirée.

Ex : L’avenir appartient à çauz qui se lèvent tôt.

Quelles perspectives pour le genre neutre ?

Tel qu’il est représenté dans le roman Requiem, le genre neutre en français est loin de constituer un système lexical et grammatical complet. J’ai donc entrepris d’élaborer les formes manquantes, en suivant plusieurs pistes.

D’abord, à partir des propositions issues de la communauté linguistique francophone, laquelle a inventé les morphème x, z et ae que j’identifie comme des morphèmes de genre neutre.

« Nulx » = nul ou nulle / nul et nulle / ni nul ni nulle.

Ex : Nulx ne peut s’opposer à la loi.

« Touz » = tous ou toutes / tous et toutes / ni tous ni toutes

Ex :Une manif pour touz’ et pour tout le monde (Régis, 2016)

« Blessæ » = blessé ou blessée / blessé et blessée / ni blessé ni blessée

Ex : On voit aussi apparaître le “æ”, notamment pour les personnes agenres, qui conjuguent “je suis blessæ” par exemple. (Aleeshy 2016)

Ensuite, le système al et ses affixes flexionnels de genre neutre an, ane, aine, aire (les suffixes dérivationnels ane et aire existant déjà en français) permettent d’inventer des mots de genre neutre et d’éviter la lourdeur des énoncés de type « les ambassadeurs et les ambassadrices » en les remplaçant par un mot de genre neutre : « les ambassadaires ».

Ex : An juge / an responsable / an arbitraire / an spécialiste / an politique

Ex : (un, une, an) végane (Le Robert 2017 et Société Végane)

Ex : un assassin/une assassine/an assassaine

Ex : un auteur/une autrice/an autaire

Bien sûr, tous ces mots effraient et sonnent bizarrement du fait de leur nouveauté. Mais si un genre neutre doit exister, la logique voudrait qu’il puisse s’entendre, tout comme les deux autres genres (un ambassadeur, une ambassadrice).

Le système al est concurrencé par d’autres stratégies du français inclusif, soit par l’acquisition du caractère épicène par une flexion genrée du radical, soit par des suffixes servant habituellement à construire des mots épicènes (-iste, -aire, ane) soit par des morphèmes spécifiques au genre neutre (-x, -m), etc.

La terminaison z qui indiquait le pluriel au Moyen Âge et dont Labrosse (1996) propose la réactivation7 peut servir de morphème de genre neutre, et se substituer à la régularité du masculin générique dans les accords des adjectifs. Elle permet d’éviter les graphies du type « supposé•e•s » et la coprésence des genres du type « tous et toutes ».

Ex : Bonjour à touz !

Ex : Swan et Orlando sont intervenuz à tour de rôle

Ex : Ces ministres étaient supposéz8 assister aux débats.

Ex : Les enfants étaient surpriz.

Parce que nous appartenons à la même communauté linguistique, et parce que la mondialisation des communications nous met en relation par-delà les frontières que pourrait constituer le cloisonnement des milieux et des champs d’activité, mon travail sur la grammaire trouve un écho social dans l’activisme des personnes trans, non binaires et intersexuées pour faire reconnaître le sexe ou le genre neutre9. Ces personnes n’ont attendu ni la littérature ni la recherche pour créer des mots appropriés afin d’exprimer leur identité, et proposent les pronoms « iel, ille, yel, ol » etc.

La demande de la population en termes d’outils langagiers pour exprimer une pensée non sexiste est croissante. La linguistique moderne a désormais les outils d’analyse pour faire des propositions basées sur des arguments scientifiques plus recevables que « dans la nature, le mâle l’emporte sur la femelle ».

C’est la marque même de ce nouveau millénaire, en Europe et en Amérique du Nord10, que de combattre des individus proclamant arbitrairement qu’une catégorie sociale l’emporte sur une autre, d’une part grâce à la finesse d’analyse et la scientificité de ses sciences humaines, et d’autre part grâce aux nouvelles générations, qui ne conçoivent plus d’obéir à des règles qu’elles savent désormais arbitraires et inégalitaires.

1 Voir pour les années 2000 : « A la Gloire de Pollo » de La Baronne aux Editions Radio-Ecritures 2007, « Contes à rebours » de Typhaine Dee aux Editions Createspace, 2012 et « Requiem » d’Alpheratz aux Editions Createspace 2015.

2 Nicolas Beauzée, « Grammaire générale », Editions Hachette, 1767, page 358.

3 Lucy Michel, La Relation entre genre grammatical et dénomination de la personne en langue française, thèse soutenue en 2016, à paraître.

4 Voir les pensées de Jacques Lacan, Jacques Derrida, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Saïd, Bhabha, Kosofky Sedgwick, Judith Butler.

5 Voir les travaux en sociolinguistique, psycholinguistique et sémiologie, plus précisément de Marina Yaguello, Serge Tisseron, Jacques Fontanille.

6 Editions du Seuil, 1970.

7 Editions du Remue-ménage, 1996.

8 L’accent aigu pourrait être maintenu pour distinguer l’adjectif du verbe conjugué à la deuxième personne du pluriel « vous supposez ».

9 http://www.lepoint.fr/societe/la-cour-de-cassation-refuse-la-mention-sexe-neutre-pour-l-etat-civil-d-un-intersexe-04-05-2017-2124802_23.php

10 Voir la création du pronom grammatical neutre en anglais « they » et en suédois « hen ».

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