Une Révision constitutionnelle : à quand l’égalité réelle entre les sexes ?

parue sur Libération le 17/07/2018

écrite avec Benjamin Moron-Puech, enseignant-chercheur en droit à l’université Panthéon-Assas

L’Assemblée a voté l’interdiction de distinguer les sexes dans les textes officiels, mais pour mieux affirmer la prédominance du masculin et la binarité masculin-féminin. Dans la loi, intersexes et transgenres restent donc à la marge.

Le Parlement est actuellement saisi de l’examen d’un projet de loi de révision constitutionnelle notamment destiné à rendre notre démocratie plus «représentative». Apportant sa contribution à la poursuite de cet objectif gouvernemental et présidentiel, les députæs* ont déposé plusieurs amendements afin de rendre nos institutions plus représentatives de la diversité des sexes des citoyans* qui y participent.

A cette occasion, ont été débattus plusieurs amendements relatifs à l’égalité des sexes. En particulier, ont été adoptés trois amendements (nos CL406, 1419 et 1516) modifiant le préambule de la Constitution pour y affirmer l’interdiction de la distinction entre les sexes. Du point de vue substantiel, une telle modification est sans grandes conséquences, l’interdiction d’une telle distinction étant déjà reconnue. En revanche, symboliquement, cette modification manifeste l’attachement de la France à cette forme d’égalité, au demeurant érigée par l’actuel président de la république en «grande cause du quinquennat» (discours du 25 novembre 2017).

Malheureusement, au moment même où l’Assemblée réalisait cette modification symbolique de la Constitution, elle en ruinait aussitôt la portée en rejetant deux catégories d’amendements visant à la traduire en actes.


Hommes, femmes… et les autres ?

Le premier type d’amendements rejetés (nos CL638, 805 et 806) visait à sortir notre Constitution du paradigme de la binarité sexuée qui, à l’heure actuelle, ne reconnaît comme citoyans* que les hommes et les femmes, renvoyant ainsi dans les marges les personnes intersexuées et transgenres. Ainsi doit-on comprendre, avec le rejet de ces amendements, que l’égalité entre les sexes n’est pas pour tout le monde. Aucune égalité par exemple n’est de mise à l’égard des personnes intersexuées qui font quotidiennement l’objet de traitements inhumains et dégradants dans les établissements de santé français, ce que rappelait la Commission nationale consultative des droits humains dans son avis de mai 2018 sur les maltraitances médicales (avis tout récemment conforté par la position prise sur ce sujet par le Conseil d’Etat dans l’avis rendu sur la révision des lois bioéthiques).

Quant au deuxième type d’amendement rejeté (n°CL494), il tendait à supprimer de la Constitution l’emploi générique du genre masculin pour désigner les fonctions présidentielles. Ce faisant, ce texte ne faisait qu’appliquer les consignes fixées par le Premier ministre qui, dans une circulaire du 21 novembre 2017, avait enjoint à son administration de ne pas marquer de «préférence de genre» dans les textes officiels désignant les fonctions étatiques à pourvoir par exemple en parlant de «candidat» et de «candidate» dans les appels de poste. L’Assemblée nationale a pourtant préféré conserver dans la langue de la Constitution, l’affirmation de cette supériorité masculine, supériorité d’autant plus redoutable qu’inscrite au plus profond des esprits dès le plus jeune âge. Pourtant les propositions de neutralisation de cette domination du genre masculin ne manquent pas, cette tribune étant la preuve de la possibilité et de la fonctionnalité d’un genre neutre ou commun.

Biais cognitifs

Pris dans leur globalité, tous les amendements précités manifestent les contradictions de l’Assemblée nationale vis-à-vis de l’égalité entre les sexes. Au moment même où il est entrepris de doter ce principe de la plus grande force symbolique qui soit dans la Constitution, il est aussitôt violé par ses promotaires*.

Ces violations ne sont bien évidemment pas conscientes. Elles sont le fruit de biais cognitifs liés au système de genre partagé par les députæs*. Incapables de penser le sexe en dehors de la binarité du masculin et du féminin, les députæs* ne voient pas qu’als* traitent de manière inégale les personnes intersexuées en leur niant le droit à être reconnues pour ce qu’elles sont. Incapables également de percevoir en quoi la langue qu’als* utilisent marque une préférence pour le genre masculin, les députæs* ne perçoivent pas les inégalités que cette pratique de la langue véhicule, en confortant les personnes autres que les hommes dans l’idée que ces fonctions constitutionnelles ne leur sont pas destinées. Ce sont ces biais qui expliquent que lors de ses travaux sur la révision constitutionnelle l’Assemblée nationale ait pu tout à la fois affirmer et violer le principe d’égalité entre les sexes.

Si ces biais étaient excusables au début de notre Ve République – à l’époque, l’extension de la pleine citoyenneté à la femme était récente et les personnes intersexuées ou transgenres n’avaient pas encore émergé dans la cité – le sont-ils encore aujourd’hui ?

Sur le terrain juridique en tout cas, une chose est sûre : si cette égalité est refusée par le pouvoir constituant français aux femmes, aux personnes intersexuées ou transgenres, celles-ci se tourneront vers le pouvoir constituant européen, en s’appuyant sur les droits fondamentaux protégés par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou la convention de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe. C’est par exemple ce que vient de faire une personne intersexuée qui, après s’être vue refuser le droit d’exister à l’état civil en dehors du masculin et du féminin, a introduit au niveau européen une action en responsabilité contre la France, dans l’espoir de mettre ainsi un terme à la situation discriminante dans laquelle ce refus la plaçait.

Alors, ne serait-ce pas mieux que le constituant français, prenant conscience des biais cognitifs dénoncés plus haut, interdise lui-même réellement toute distinction entre les sexes et que, dépassant une approche formelle et passéiste de l’égalité, il entre enfin dans le XXIe siècle, celui de l’égalité réelle ? Telle est la question que devront se poser demain les sénataires* lorsque ce projet de loi de révision constitutionnelle leur sera soumis.

* Ce texte est rédigé en français inclusif selon les régularités de la Grammaire du français inclusif d’Alpheratz (éditions Vent Solars, 2018). Le symbole * signale les mots accordés au genre neutre (commun) : ainsi, on ne lira pas «les députés» mais «les députæs», qui inclut masculin, féminin et non binaire.