Le genre grammatical neutre en français

à la lumière des Problèmes de linguistique générale

d’Émile Benveniste

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Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre.

Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t.I (1966), page 25.

[…] et ainsi sur le fond du continu, le monstre raconte, comme en caricature, la genèse des différences, et le fossile rappelle, dans l’incertitude de ses ressemblances, les premiers entêtements de l’identité. »

Michel Foucault, Les Mots et les choses, (1966), page 170.

INTRODUCTION

La révolution technologique et civilisationnelle qui constitue notre séquence historique, la déconstruction des dominations masculine, cartésienne, structuraliste et coloniale par les sciences humaines ainsi que la créativité lexicale et grammaticale d’une partie de la littérature et du locutorat francophones sensible aux questions d’identité et d’égalité ont conduit à faire émerger au XXIe siècle une conscience linguistique en termes de genre qui n’a sans doute rien à voir avec celle qui existait à l’époque de la rédaction des Problèmes de linguistique générale, soit de 1922 à la date de leur publication en 1966.

Deux raisons à cela. D’abord, la question du sentiment de la langue dans le cadre de la représentation de la personne par le langage a acquis une visibilité inégalée au troisième millénaire grâce à internet, du fait de l’expression de soi, immédiate et massive, sur des plateformes numériques de plus en plus populaires telles que Facebook, Twitter, les blogs ou les médias collaboratifs.

Ensuite, cette partie du locutorat français sensible aux questions d’identité et d’égalité et qui crée des alternatives à l’emploi générique du genre masculin est organisée en associations qui elles-mêmes organisent leurs centres, festivals, salons du livre, parades et conférences, et dont les magazines et sites internet se font l’écho. Cet activisme comprend jusqu’aux procédures judiciaires, menées, entre autres, par des personnes transgenres et interesexuées, pour réclamer la reconnaissance d’un sexe ou genre neutre par l’Etat français1 ainsi que l’arrêt des « réparations » ou « mutilations » (selon que l’on se place du point de vue de la médecine ou de ces personnes) réalisées à leur naissance pour leur assigner d’autorité soit le sexe masculin soit le sexe féminin. La justice internationale prend ces problèmes en considération, la France ayant déjà été condamnée pour le traitement qu’elle leur réserve par la Cour européenne des droits humains2. Bref, pour ces personnes, l’expression de soi en français pose problème et elles lu font savoir.

Le « sexe neutre » pourrait-il disposer d’un genre grammatical neutre ? C’est une question pour an3 linguiste.

De plus en plus de travaux en histoire de la langue et sciences du langage (Yaguello 1978, Labrosse 1996, Chetcuti & Luca 2012, Viennot 2014, Dressler & Kilani Schoch 2014) exposent les mécanismes de hiérarchisation impliqués dans l’emploi générique du genre masculin. Une lecture critique du tome I des Problèmes de linguistique générale d’Emile Benveniste nous donne l’occasion de reprendre la réflexion là où elle nous paraît laissée, et de quitter la critique pour entrer dans la thèse : celle de la création d’un genre grammatical « neutre » en français.

D’une part, parce que l’analyse de cette création ne peut faire l’économie d’une analyse en linguistique théorique. D’autre part, parce que Benveniste nous en fournit les thèmes dans son avant-propos :

« […] relations entre le biologique et le culturel, entre la subjectivité et la socialité, entre le signe et l’objet, entre le symbole et la pensée, problèmes de l’analyse intralinguistique » (Benveniste, 1966 : 1).

Nous situerons donc notre réflexion au niveau de la nature et de la structure du langage et de la langue, où la philosophie s’invitera inévitablement, mais également les théories cognitivistes récentes, pour proposer un nouvel éclairage, dans la perspective qui est la nôtre, sur ces problèmes de linguistique générale.

Nous traiterons d’abord de la nature du langage et du signe linguistique, puis des schèmes sublogiques et submorphémiques de la langue, enfin du pronom et de la subjectivité langagière.

Mais avant d’aller plus loin, définissons notre cadre d’étude.

Nous emprunterons deux choses à Antoine Culioli : d’abord le terme de « notion » pour définir le genre grammatical neutre, en tant que « système complexe de représentation structurant des propriétés physico-culturelles d’ordre cognitif » (Culioli, 1999, p.100) et ceci afin de ne pas hypostasier une catégorie qui nous semble en cours d’élaboration ni forcer des phénomènes à y entrer.

Nous lui emprunterons également la métaphore du poulpe pour représenter cette notion, afin d’évoquer la dynamique et la variabilité de l’activité représentative autour d’un noyau stable que nous proposons de décrire ainsi : le genre grammatical neutre est un genre grammatical qui associe des marques grammaticales à un référent de genre en structure impersonnelle, agenre, de genre commun, inconnu ou non-binaire.

Précisons dès maintenant ces « faisceaux de propriété constitutifs » que sont les caractéristiques en structure impersonnelle, agenre, de genre commun, inconnu et non-binaire :

  1. Sont dits en structure impersonnelle les entités exprimées en français à l’aide de verbes unipersonnels ou apersonnels.

Ex. Al fait nuit dans le gymnase. (Alpheratz, 2015 : 20)

  1. Sont dits agenres les référents qui peuvent se définir comme n’ayant pas de genre social déterminé. L’exemple ci-dessous désigne un enfant désigné par le pronom de genre neutre hen dans le livre suédois Kivi et le Chienmonstre.

Ex. « Oh non, surtout pas de chien ! » Crie Kivi effrayæ.

(Johansson, Lundqvist et Svensson 2012, traduction de Julia Lindholm, 2017).

  1. Sont dits de genre commun les référents animés ou inanimés de plusieurs genres.

Ex. Toustes : union de « toutes et tous » (La Toupie, 2016)

  1. Sont dits de genre non-binaire les référents qui ne sont ni masculins ni féminins ou pas exclusivement.

Ex. (…) les jours où iels n’avaient pas l’occasion de parler un peu, juste tous les deux, iel se sentait vide. (Rozenfeld, 2014)

1.De La Nature du langage et du signe linguistique

Nous venons de donner un aperçu de la créativité lexicale et grammaticale d’une partie du locutorat francophone sensible aux questions d’identité et d’égalité et qui se livre parfois à une réflexion épilinguistique. En cherchant à se donner des mots pour exprimer sa conception du monde, ce locutorat a éminemment conscience de deux caractéristiques du langage humain : sa faculté de représentation symbolique et son interdépendance avec le monde :

« [Le langage] est structure immatérielle, communication de signifiés, remplaçant les événements ou les expériences par leur « évocation » […] C’est pourquoi le symbole linguistique est médiatisant. Il […] rend l’expérience intérieure d’un sujet accessible à un autre. » (Benveniste, 1966 : 28)

« La culture se définit comme un ensemble très complexe de représentations, organisées par un code de relations et de valeurs : tradition, religions, lois, politique, éthique, arts, tout cela dont l’homme, où qu’il naisse, sera imprégné dans sa conscience la plus profonde et qui dirigera son comportement par toutes les formes de son activité, qu’est-ce donc sinon un univers de symboles intégrés en une structure spécifique et que le langage manifeste et transmet ? Par la langue, l’homme assimile la culture, la perpétue ou la transforme. (ibid. : 30)

Ce locutorat a également pris conscience de la nature et du pouvoir de ce symbole qu’est le signe : de sa nature de point de vue et de son pouvoir de recréer la réalité. Cité par Benveniste, Ferdinand de Saussure l’explique ainsi dans ses notes :

« Ailleurs [hors du langage] il y a des choses, des objets donnés, que l’on est libre de considérer ensuite à différents points de vue. Ici [dans le langage] il y a d’abord des points de vue, justes ou faux, mais uniquement des points de vue, à l’aide desquels on crée secondairement les choses. Ces créations se trouvent correspondre à des réalités quand le point de départ est juste ou n’y pas correspondre dans le cas contraire ; mais dans les deux cas aucune chose, aucun objet n’est donné un seul instant en soi. » (Saussure, vers 1910, in Cahiers Ferdinand de Saussure 12 (1954) : 57-58, cité par Benveniste, 1966 : 39)

« Le langage re-produit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale : la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. » (Ibid. : 25)

Pour le locutorat qui nous intéresse, l’emploi générique du genre masculin est un symbole dans la langue qui a son reflet dans la pensée et la société, laquelle propage et perpétue l’iconographie dominante sur ses supports innombrables et envahissants, de la signalétique à la publicité, et où l’icône homme représente le genre humain : dans le cercle de Vitruve, dans les représentations du Dieu chrétien ou de son prophète, dans les feux de signalisation, ou encore dans le dessin envoyé aux extraterrestres en 1972 par la NASA (l’homme salue tandis que la femme, à côté de lui, reste les bras ballants)4.

En décrivant le parcours historique de la linguistique, d’abord philosophie du langage et grammaire prescriptive dans l’Antiquité gréco-romaine, puis étude de l’évolution diachronique et enfin description de ses formes en synchronie, conjointement avec le développement de sa scientificité et de son exigence épistémologique, Benveniste rappelle que le signe fait partie d’un système, « arrangement systématique de parties » puis d’une structure, « types particuliers de relations articulant les unités d’un certain niveau », unités déterminées selon un réseau de relations et d’oppositions où tous les éléments sont solidaires. (Benveniste, 1966 : 21) An linguiste qui traite des questions de néologie et de changement linguistique ne peut jamais l’oublier : toucher à une seule de ces unités a des conséquences à tous les niveaux de l’agencement.

Benveniste précise le principe du signe arbitraire de Saussure : « Ce qui est arbitraire c’est que tel signe, et non tel autre, soit appliqué à tel élément de la réalité, et non à tel autre. » (Id. : 52). Mais Saussure l’a dit lui-même : l’idée de système, par la force de motivation qu’il implique, limite le principe du signe arbitraire :

« Tout ce qui a trait à la langue en tant que système demande, c’est notre conviction, à être abordé de ce point de vue qui ne retient guère les linguistes : la limitation de l’arbitraire. C’est la meilleure base possible. » (Saussure, 1967 : 182)

La linguistique théorique post-Guillaumienne, qui étudie les différents types de motivation dont l’iconicité, et explore l’analogie en tant que processus privilégié de la cognition humaine, nous offre un outil, à la suite de Jacobson (1965) pour analyser un genre grammatical neutre : l’iconicité diagrammatique.

« C’est bien sûr l’introduction du concept d’iconicité diagrammatique qui a permis d’élargir considérablement le champ de la recherche sur la motivation linguistique, désormais apte à prendre en charge des faits de morphologie ou de syntaxe. » (Monneret, 2011 : 6)

Les relations entretenues entre les genres grammaticaux masculin et féminin, et celles entretenues entre les genres sociaux masculin et féminin nous paraissent iconiques en ce que, dans ces deux types de relations, le masculin subsume le féminin. Dans la langue, le genre masculin représente le genre humain, sème que ne possède pas le genre féminin (ex. : les droits de l’homme). Dans l’iconographie sociétale, le genre masculin représente également le genre humain (voir dessin ci-dessus), propriété que ne possède pas le genre féminin. Nous sommes apparemment en présence d’une analogie proportionnelle selon la définition qu’en donne Philippe Monneret : « L’analogie proportionnelle est une relation à quatre termes qui se formule de la façon suivante : A/B = C/D « A est à B ce que C est à D.» (Monneret, 2011 : 6)

Soit, dans le cas qui nous concerne : le genre grammatical masculin (A) est au genre grammatical féminin (B) ce que le genre social masculin (C) est au genre social féminin (D). Cette analogie proportionnelle, ou iconicité diagrammatique, est hétérogène en ce qu’elle associe des entités de natures différentes : des formes linguistiques et des référents.

2.Des Schèmes sublogiques et submorphémiques de la langue

Dans son article sur le système sublogique des prépositions en latin (Benveniste, 1966 : 132) l’auteur des Problèmes nous permet d’envisager des axes de réflexion selon le prisme des caractéristiques logiques, prélogiques et inconscientes qui peuvent exister dans les faits langagiers ou l’histoire de la langue : notamment la déflexivité guillaumienne.

En désolidarisant de leur support lexical certains morphèmes « originellement agglutinés […] pour former un morphème libre chargé d’exprimer explicitement la relation grammaticale qu’ils entretiennent avec ce support » (Neveu, 2004 : 90), ce phénomène apporte à la phrase une désambigüisation, notamment en termes de genre, par exemple avec la création de l’article et du pronom personnel sujet dans la disparition du système casuel latin.

Cette tendance à la désambiguïsation n’est pas propre à la langue française, comme nous l’avons évoqué dans notre introduction, mais également, dans la perspective du genre grammatical neutre, à l’anglais et au suédois, dont l’usage s’assortit de pronoms de genre neutre : they singulier pour l’anglais (présent dès 1600 dans la Bible du Roi Jacques), hen pour le suédois (inventé en 1966 par Rolf Dunås.

Ces néologismes, qui relèvent de cette désambiguïsation s’exerçant dans des langues et des pays différents (Suède, Etats-Unis, France), mais au sein d’un cadre culturel semblable (l’Occident) nous semblent illustrer la remarque de Benveniste dans son article sur les verbes délocutifs :

« Les exemples où nous trouvons ces verbes […] ne prétendent pas délimiter une aire géographique ni une famille génétique. Bien plutôt ils illustrent une similitude des créations morphologiques qui se réalisent dans un cadre culturel à peu près pareil. » (Benveniste, 1966 : 277)

Nous observons également dans chacune de ces trois langues un traitement différent du système pronominal auquel s’intègrent ces nouvelles formes, l’anglais privilégiant l’économie linguistique avec un seul pronom pour les réalités inanimées (it) et un ou deux pronoms en concurrence pour les individus (they ou ze) là où le suédois possède plusieurs formes de genre commun pour les réalités inanimées et les structures impersonnelles, en plus du genre neutre (en, et, den, det, hen, henom), suivi progressivement par le français, où nous voyons émerger des formes partout où existent celles de genre masculin en emploi générique5.

C’est qu’en fait, ces traitements différents du genre neutre d’une langue à une autre nous semble là encore illustrer une réflexion de l’auteur des Problèmes : « ce sont en définitive les ressources et la structure de chaque système linguistique qui décident de cette possibilité de dérivation […] » (Benveniste, 1966 : 283)

La déflexivité sur le plan verbal nous amènera aussi à explorer la nature, le statut et la fonction de la troisième personne dans les structures impersonnelles (unipersonnelles, apersonnelles) en français : personne d’univers de Guillaume, « personne primordial de l’acte langagier », « personne opposable aux personnes interlocutives », ainsi que « sa prise en charge personnelle » d’un phénomène naturel, tout en tenant compte de l’évolution de la recherche qui est passée « d’absence de sujet » à une « neutralité de la saillance Thème-Rhème » (Bottineau et Daviet-Taylor, 2010 : 11-15).

Le système du genre en français, qu’on le considère comme un système binaire ou sublogique, n’est plus accepté par le locutorat produisant tous ces néologismes, notamment parce que la motivation entre signe et référent est au cœur de cette notion qu’est le genre grammatical neutre. Nous pouvons nous en rendre compte avec la question de la binarité, relevée par Benveniste à propos de la vision que Saussure avait de la langue, à savoir duelle et oppositive :

« Tout en effet dans le langage est à définir en termes doubles ; tout porte en soi l’empreinte et le sceau de la dualité oppositive […] du son et du sens, […] de l’individu et de la société, […] de la langue et de la parole, […] de l’identité et de l’opposition […] » (Benveniste, 1966 : 40)

La bicatégorisation des genres grammaticaux répond à ce principe. Or, la récusation de cette binarité, sociale et grammaticale, est l’une des caractéristiques du locutorat que nous observons et que nous définissons dans notre grammaire. Nous l’avons dit en évoquant la revendication identitaire des individus qui refusent de se déclarer soit homme soit femme et revendiquent la création d’un sexe ou d’un genre « neutre » à l’état-civil. Cette revendication sociale fait logiquement « tache d’huile » sur le terrain de la langue, en s’attachant particulièrement aux mots sentis comme devant avoir une relation motivée avec leur référent : pronoms sujets ou objets, noms de métier, adjectifs qui leur sont accordés. Et cette revendication nous semble être une évidence. Car comment, avec un tel sentiment de la langue (le signe n’est pas arbitraire mais motivé) et se considérant de sexe et/ou de genre social neutre, ces personnes pourraient-elles se dire avec des mots classés selon la bicatégorisation du genre en français ?

Dans un système binaire, deux termes sont en opposition. Le terme « A » (par exemple le genre masculin) s’oppose au terme « B » (le genre féminin) sur de nombreux plans : sémantique (sème masculin : sème féminin), phonétique (finales muettes : finales en e), syntaxique (fonction générique : fonction particulière), morphologique (forme marquée : forme non marquée).

Dans un système sublogique ou hjemslevien, le terme « A » s’oppose au terme « non A » mais comprend également d’autres types de relations que l’opposition, et notamment la relation englobante entre un terme A précis et un terme A vague, ce qui correspond tout à fait à la capacité du genre masculin d’englober le féminin sur les plans : sémantique (sème humain : sème sexué), syntaxique (accord de termes en emploi générique : accord de termes uniquement féminins), morphologique (pronom personnel en fonction objet le, ou en fonction objet indirect lui vs absence de morphèmes).

La tricatégorisation du genre grammatical qu’induirait la création d’un véritable genre neutre en langue – « véritable » au sens de « distinct des deux autres » (et non un genre masculin comme modèle prototypique de neutralisation) – et qui est longtemps restée impensée, nous conduit à explorer les analyses que fait la linguistique théorique du rapport langue-pensée, toujours à partir des Problèmes.

Dans son appréhension du rapport entre la pensée et la langue, Benveniste fait de cette dernière un état antérieur : « Nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé. » (Benveniste, 1966 : 6).

La thèse de l’antériorité de la langue par rapport à la pensée se trouve renforcée par le consensus scientifique dont fait actuellement l’objet la capacité d’apprentissage de la langue comme faisant partie du patrimoine génétique humain. Chaque enfant naît avec ce que Noam Chomsky appelle une « grammaire universelle » et doit apprendre ce qui n’est pas partagé par l’ensemble des grammaires du monde (Christophe, 2002 : 195).

Cependant, les dernières recherches en linguistique cognitive (et sur les structures impersonnelles, nous en parlerons dans notre troisième partie) bousculent cette temporalité en introduisant un nouveau paradigme en sciences du langage : la cognition incarnée ou l’inscription corporelle de la cognition dans le signe, paradigme qui repose sur la thèse selon laquelle les cognèmes, ou « sous-composantes dynamiques des morphèmes » incarneraient une expérience sensori-motrice. (Bottineau, 2009b : 5)

« Le jeu de l’analogie permet à des communautés de locuteurs de faire évoluer la forme du lexique de manière que le lexique devienne porteur d’une matrice […] qu’il n’avait peut-être pas au départ, parce que cette matrice peut être sémantiquement pertinente. Mais […] c’est telle ou telle motivation concurrente dans l’histoire des sociétés, des religions ou des idées qui va l’emporter. Le langage porte des indicateurs motivés d’expériences sensori-motrices qui sont continuellement remotivées par les communautés linguistiques. Certaines portions du système se perpétuent et s’enrichissent, d’autres s’érodent car l’expérience n’est plus perçue à un niveau générationnel donné. » (Bottineau, 2009a)

La langue était considérée par Saussure comme un ensemble de « points de vue à l’aide desquels on crée secondairement les choses » (Saussure, vers 1910, in Cahiers Ferdinand de Saussure 12 (1954) : 57-58, cité par Benveniste, 1966 : 39). Cette appréhension nous semble confirmée, explicitée et approfondie par les théories de l’énaction (Maturana, 1978, Varela 1980, Thomson & Rosch 1993) et de la perçaction (Berthoz 2010).

En postulant une interdépendance du vivant selon laquelle la corporéité de l’expérience participe à la co-constitution être humain/monde, la théorie de l’énaction, élaborée à partir d’un champ scientifique interdisciplinaire (biologie, sciences cognitives, philosophie, psychologie) par Humberto Maturana (1978), Francesco Varela (1980), Eva Thomson et Eleanor Rosch (1993), met la lumière sur le caractère collaboratif de l’évolution :

« Prenez une abeille. Elle perçoit une « couleur » du monde physique que nous ne percevons pas : l’ultraviolet. Selon la vision darwinienne classique, les abeilles auraient développé ce don afin de mieux repérer les fleurs qu’elles butinent. Or, on s’est aperçu que les fleurs ont elles-mêmes développé la réflexion de la lumière ultraviolette, afin d’attirer les abeilles comme agents fécondants. Il y a eu un couplage : les couleurs des fleurs – autonomes – ont co-évolué avec la vision sensible à l’ultraviolet des abeilles – autonomes. Autrement dit, le vivant se révèle beaucoup plus compliqué ! La pensée, l’esprit descend dans notre corps, nos jambes, nos yeux, qui inventent et construisent en permanence le monde qui nous entoure – lui même entrant en interaction avec nous, nous façonnant, nous fabriquant. Nous perdons toute notion de « sujet intelligent unique », pour penser une co-évolution, une co-construction perpétuelle. » (Francesco Varela cité par Joignot, 1993)

Quant à la perçaction, (Berthoz, 2010), qui s’inscrit dans les pas de la pensée merleau-pontienne, elle ouvre la voie à un nouveau paradigme en sciences du langage : celui de la cognition incarnée, que Didier Bottineau explore dans ses travaux sur la cognématique.

L’inscription corporelle d’un individu est constitutive de ce qu’il voit ou « perçacte » et, avec les outils que nous offre la linguistique analogique et cognitive, tels que l’iconicité linguistique ou la cognématique, nous pouvons désormais envisager d’analyser le système vocalique, consonantique et pronominal français, notamment dans le cadre d’une analyse comparée des pronoms de genre neutre en usage « al, iel, ol, ille » etc. à des niveaux submorphémiques et inconscients.

3.Du Pronom ou de la subjectivité langagière

La réflexion métalinguistique et épilinguistique de ce locutorat francophone sensible aux questions d’identité et d’égalité, conjointement avec le développement des études sur le genre et la recherche linguistique sur la représentation de la personne, a mis en évidence un état de langue lacunaire. C’est plus précisément dans son manque de mots et la mise en œuvre de sa subjectivité que notre locutorat a fait émerger les pronoms de genre neutre, faisant écho à cette réflexion de l’auteur des Problèmes qui consacre tout un chapitre à cette question :

« La subjectivité dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme sujet ». (Benveniste, 1966 : 259).

C’est justement dans la réaction de notre locutorat à l’impossibilité de se poser comme sujet en français que se trouvent les origines du français inclusif et des néologismes de genre neutre. En effet, l’emploi générique du genre masculin dénie au genre féminin la capacité référentielle de désigner toute l’humanité et lui attribue le trait sémantique /femelle/, tandis que le trait d’ /être humain/ est un trait spécifique du genre masculin.

Cet emploi générique présente l’individu de genre social féminin comme un dérivé, une extension sexuée de l’homme (être humain pris sans son sème /mâle/). Cette conception était d’ailleurs incarnée par l’expression courante « le sexe » pour désigner le sexe féminin (Montaigne, 1580 : 397), expression qui n’a plus cours désormais, ce qui est peut-être significatif de la conscience de l’ensemble de la communauté linguistique francophone du fait que les personnes de sexe féminin et/ou de genre social féminin ne peuvent être désignées par une expression qui les réduit au sème /femelle/.

L’opération sémantique que réalise notre locutorat, qui rejette l’emploi générique du genre masculin, peut être le suivant : il voit dans cet emploi un déterminisme langagier, qui présuppose les personnes de sexe et/ou de genre social féminin comme étant des sujets dérivés d’autres sujets, et non des sujets humains à part entière.

Pour les personnes de genre social non binaire, les lacunes du français non inclusif sont encore plus radicales, car les formes grammaticales flexionnelles en genre, et motivées par le genre social de ce qu’elles désignent, contrairement aux formes grammaticales féminines, ont disparu depuis le Moyen Âge, par ex. eles, eus, lor, etc. (Moignet, 1965 : 49). Pour ces personnes, ce n’est pas l’emploi générique du genre masculin, mais la bicatégorisation du genre en français qui leur dénie toute capacité à la subjectivité langagière, c’est-à-dire à la capacité de se dire et de se représenter comme sujets. Dépourvu de lexèmes et de morphèmes spécifiques en français standard, le genre social neutre ne peut s’exprimer qu’en français inclusif.

Benveniste poursuit son article sur la subjectivité dans le langage par le caractère fondamental des pronoms, et notamment les pronoms personnels :

« C’est un fait remarquable – mais qui pense à le remarquer tant il est familier ? – que parmi les signes d’une langue, de quelque type, époque ou région qu’elle soit, jamais ne manquent les pronoms personnels. Une langue sans expression de la personne ne se conçoit pas. » (Benveniste, 1966 : 261)

Dans sa conception pragmatique du langage qui considère que « dire c’est faire » pour reprendre Austin, notre locutorat se livre à une activité néologique qui investit principalement trois parties du discours : le nom, l’adjectif et les pronoms. Il a repéré les pronoms personnels comme la classe de mots dont le rôle fondamental était de représenter l’énonciataire6, et de réaliser cette subjectivité dont parle Benveniste. C’est ce que semble attester le grand nombre de variations autour du pronom personnel de troisième personne : « iel/iels, ille/illes, al/als », etc.

Pourquoi cette créativité langagière s’attache-t-elle en particulier au pronom de troisième personne ? Parce qu’il est marqué en genre, bien sûr (il/ils, elle/elles), également pour son emploi générique remis en question (Claire et François ? Ils sont arrivés.), mais également pour l’analyse sémantique que ce locutorat en fait, et qui nous semble trouver son origine dans cette réflexion de Benveniste, pour lequel la forme dite de « troisième personne » correspond à un « absent », « n’est pas une personne », « a pour fonction d’exprimer la non-personne » : « il peut être une infinité de sujets – ou aucun. » (Benveniste, 1966 : 228-230).

Dire al pleut au lieu de il pleut c’est avoir une interprétation différente du pronom de troisième personne sujet dans les structures impersonnelles, proche de celle qu’en donne Paulo de Carvalho lors du colloque international de linguistique à Angers en 2006, et qui voit dans la notion de personne grammaticale non pas le masque de théâtre mais le visage humain, et dans le fait de parler, la projection de soi et la construction de sujets qui nous ressemblent :

« […] parler, pour l’être parlant, ce n’est […] pas autre chose que projeter, par une visée emphatique, sur la substance que son expérience du monde lui propose, l’image de sa propre discontinuité et finitude, et, de cette façon, discerner et instituer en lui-même la représentation de multiples Entités Personnelles, définies au plus près ou au plus loin, du prototype que EGO se voit être dans et face à l’univers qui l’enveloppe. Au plus près, c’est-à-dire : une EP humaine comme MOI, et capable, selon MOI, et à l’instar de MOI, de se poser à son tour en MOI. » (Carvalho, 2010 : 54)

Selon cette analyse, dans il pleut, comme dans al pleut, se trouve la projection d’an énonciataire qui prend au pied de la lettre cette réflexion de l’auteur des Problèmes :

« Le langage est donc la possibilité de la subjectivité, du fait qu’il contient toujours les formes linguistiques appropriées à son expression […] (Benveniste, 1966 : 263).

Face à l’inobservable et à l’impensable, les ressources langagières repoussent les limites du possible, et questionnent, à la suite de Jean-Claude Milner (1989), ce jugement différentiel selon lequel « tout ne peut pas se dire ». Car au sein de notre locutorat, le jugement d’agrammaticalité, en 2017, cède le pas à la nécessité de disposer de mots appropriés. A l’aune de ce nouveau critère, les créations relevant du genre grammatical neutre ne sont pas sanctionnées par une aire de plus en plus vaste dans la communauté linguistique francophone, qui va des individus aux institutions, en passant par le monde académique. Ce qui ressemble à une évolution linguistique, correspondant aux identités de genre en émergence dans le discours, participe à ouvrir de nouvelles perspectives pour la pensée :

« Le passage du déjà-pensé, déjà-dit à l’expression d’une pensée vive s’inscrit donc pleinement dans le travail sur la langue, travail qui va pouvoir instituer de nouvelles formes, faisant évoluer la langue à mesure que les objets de pensées changent. C’est-à-dire que la langue va s’adapter aux nouvelles propositions si elles résistent à l’usage, donc va augmenter le spectre de ses possibles. » (Raphaëlle Hérout à propos de la poésie, lors du Colloque mondial de linguistique de 2014 : 10)

Cette activité néologique pour assurer la subjectivité dans la langue nous semble réaliser les promesses du langage, telles que l’auteur des Problèmes les a formulées :

« Nous pouvons tout dire et nous pouvons le dire comme nous le voulons. » (Ibid. : 63)

CONCLUSION

Emile Benveniste termine son premier tome des Problèmes par un article sur le mot civilisation et sur l’importance de préciser les conditions dans lesquelles ce mot a été créé, car c’est l’un de ceux « qui inculquent une vision nouvelle du monde » (Benveniste, 1966 : 336).

Lorsque nous parlons avec des linguistes, nous nous apercevons que la plupart croient aux implications universelles de leur sujet d’étude, aussi spécialisés soient leur sujet et leur aire de recherche. Nous n’échappons pas à la règle. Nous pensons que, comme le mot civilisation, le mot neutre comprend des notions utiles à l’humanité – inclusion, perfectionnement, émancipation – en termes de pensée et de langue, de vision et d’expression de soi et du monde.

Mais Benveniste, en bon linguiste conscient des spécificités des phénomènes langagiers, déclare son aversion pour « la métaphysique ». Nous reprendrons cette aversion à notre compte pour nous en tenir à la description de faits contemporains.

Amenées par la pensée de la déconstruction initiée par Heidegger, soutenues par les sciences, la philosophie et les arts, notamment par la littérature, la conscience linguistique et la conscience de genre nous semblent désormais entrées dans une ère de construction.

BIBLIOGRAPHIE ET WEBOGRAPHIE

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3 Proposition d’article indéfini de genre neutre. Un (masculin) une (féminin) an (neutre).

5 Voir notre Grammaire du français inclusif, à paraître aux Editions Vent Solars, 2018.

6 Proposition de mot au genre neutre. Énonciateur (masculin), énonciatrice (féminin), énonciataire (neutre), énonciataires (neutre pluriel).

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