Pièce de théâtre - Enterre-moi, mon amour - de Cléa Petrolesi

Crédit photo © Matthieu Edet 2020

« Enterre-moi mon amour » :
un voyage en Nouvelles Écritures

Une autre pièce de théâtre sur les migranz ? C’est ce que laisse redouter le flyer : « Le Voyage d’une migrante syrienne à travers son fil WhatsApp », spectacle inspiré d’un article de Lucie Soullier paru dans Le Monde, qui « restitue et met en forme les 250 captures d’écran que la jeune Dana, migrante syrienne alors en route vers l’Allemagne, lui a confiées. »

Les grandes catastrophes humanitaires ont toujours été prétexte et inspiration pour les artistes, car elles portent en elle la promesse d’un récit : emprunt au grec κ α τ α σ τ ρ ο φ η, le mot signifie « bouleversement », mais aussi « dénouement ». C’est LA péripétie qui transforme le banal accident en fait extraordinaire, aux puissants ressorts dramatiques. Les catastrophes comme celle des grandes migrations que nous vivons ne sont pas de simples accidents dans l’histoire, elles sont le bouleversement à partir duquel l’histoire va se modifier, la fin d’un monde et le début d’une nouvelle ère.

La question essentielle ne nous semble donc pas porter sur la légitimité de l’artiste qui s’empare d’une catastrophe pour en faire du théâtre, mais sur ce que le théâtre peut nous apporter pour surmonter la catastrophe. Que nous apporte cette pièce ? Eh bien nous serions tentæ de dire, tout ce que nous en attendons, c’est-à-dire, essentiellement : redécouvrir et transcender notre réalité, réapprendre le lien qui nous unit à l’autre, et nous donner des moyens de devenir humans.

Ici, cette mutation opère grâce à la magie de la mise en scène, qui allie photographie et nouvelles technologies. Leur association réussit à restituer la chose la plus difficile à restituer pour les mettaires en scène, à savoir l’abstraction que sont les pensées et les émotions des protagonistes. C’est plus particulièrement par le médium de ce siècle que Clea Petrolesi y parvient : l’image animée.

Image, texte et jeu fusionnent en une quatrième dimension sublimement travaillée par Benoît Lahoz et la photographe Caroline Gervay. Les émoticônes envoyées à la famille se décomposent en froid, peur, danger, crasse. L’humanité de ces gens réduits à des gros titres sans visage n’est plus mots vides de sens, mais épaisseur, grain, matière, qui nous rendent à notre flux sanguin, notre tension nerveuse, nos battements de cœur. Grâce à cette mosaïque d’effets spéciaux, ce voyage vers une terre probablement inhospitalière est aussi le pendant de celui que nous effectuons vers une planète en état de décomposition écologique.

Quand le texto devient art - Enterre-moi, mon amour - Pièce de Cléa Petrolesi

Crédit photo ©Matthieu Edet 2020

Quand le texto devient art

Le sms est devenu notre activité écrite principale, selon le Centre de recherche en traitement automatique du langage (UCL Louvain, Belgique). L’une de ses caractéristiques est l’abréviation et l’altération de l’orthographe pour réduire le temps et l’espace que prend la communication écrite. Cette caractéristique est souvent critiquée et moquée. L’enjeu de transposer sur scène une conversation par sms était donc difficile. Cette pièce nous semble relever le défi avec sagacité, en servant non le principe du texto, ni les nouveaux supports de l’écrit, malheureusement associés à une dégradation culturelle et cognitive, mais ce qui nous pousse à y recourir : notre besoin de dire, de savoir, de rassurer et de partager de manière instantanée.

Ce besoin de communiquer, c’est celui qui sous-tend et transforme les usages linguistiques. Les adversaires de ces nouvelles écritures, abrégées, simplifiées ou inclusives, ne mesurent pas l’inutilité de s’attaquer à elles, qui ne sont que l’indice d’un fait beaucoup plus puissant que la langue, le fait social. « Nul effort ne parvient à arrêter le mouvement de la poussée vitale et sociale qui détermine l’évolution du langage » dit Charles Bailly (1935).

A partir de cette base ténue que sont les sms, le récit s’épanouit par la grâce des comédians, Loup Balthazar à la gouaille puissante, Benoît Lahoz tout en délicatesse. Enfin, les créations sonores de David Couturier donnent à voir les parts d’inconnu et d’immensité de ce voyage commun vers l’avenir, en sachant restituer les angoisses, l’espoir et la force de qui n’a pas le choix.

« Enterre-moi mon amour » : en arabe, c’est ce qu’æn dit à l’autre quand æn préfère mourir en premiær.

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Enterre-moi mon amour, de Cléa Petrolesi (Cie Amonine) du 6 au 21 mars 2020 à Paris Théâtre Villette, tous les soirs à 19 h, salle Blanche, 20 euros. Le 20 avril au théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine.

Site de Caroline Gervay

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Bibliographie

Aristote (-IVe siècle) 1996 : Poétique, Gallimard.

Bailly, Charles (1935) 1990 : Le Langage et la vie, Droz.

Ferrier, Michaël (2015) : « De la Catastrophe considérée comme un des Beaux-Arts », Communications 2015/1 (n° 96), pp. 119-135.