SOMMAIRE

INTRODUCTION
Résumé

Cadre historique et communauté épistémique

1. Termes métalinguistiques
1.1 Variation diaéthique
1.2 Epicénisation
1.3 Écriture inclusive ou double flexion partielle
1.4 Hyperonymisation de genre

2. Genre neutre, commun ou inclusif
2.1  « Structure impersonnelle »
2.2  « Agenre »
2.3  « Genre commun »
2.4  « Genre inconnu »
2.5  « Genre non binaire »

3. Perspectives et expérimentation

CONCLUSION

Français inclusif :
Conceptualisation et analyse linguistique

Travail présenté au 6e Congrès Mondial de Linguistique Française (CNRS) le 12 juillet 2018

Lire l’intégralité de l’article

Alpheratz
EDP Paris Sorbonne Université, Ecole doctorale V Concepts et langages ED 0433

Résumé. Cet article synthétise la conceptualisation du « français inclusif » comme ensemble de variations du français standard fondées sur le genre et comme variété en usage dans plusieurs groupes sociaux ayant pour point commun une conscience et/ou une politique de genre. Propre au XXIe siècle, ce phénomène produit des observables que la recherche linguistique peut se donner comme objet d’étude. Sa description et sa conceptualisation nous obligeaient à définir le cadre philosophique et la communauté épistémique ayant présidé à son émergence mais aussi à élaborer les outils et les termes métalinguistiques servant à son analyse. Ainsi, « la variation diaéthique, l’épicénisation, l’écriture inclusive » ou « double flexion partielle » et « l’hyperonymisation de genre » sont des processus mais également de nouvelles ressources linguistiques permettant d’étudier ces nouveaux usages. Certains énoncés peuvent relever d’une catégorie grammaticale disparue en français : le genre neutre. Nous verrons quelles sont les perspectives de sa réactivation et en quoi cette catégorie grammaticale permet peut-être de répondre à un besoin que le français standard échoue à satisfaire. Enfin, nous présenterons une introduction à l’expérimentation linguistique du genre neutre que nous menons, et grâce à laquelle se trouvent les instances de validation et de réfutation de l’hypothèse de son existence et de son utilité.

Abstract. Inclusive French : Conceptualization And Linguistic Analysis. This research paper summarises the conceptualization of “inclusive French” as a set of variations of standard French based on gender and used by several social groups which have in common a gender consciousness and/or politics. Specific to the 21st Century, this phenomenon has been producing observables that linguistics can see as an object of study. Its description and its conceptualization forced us to define the philosophical context and the epistemic community that contributed to its emergence and to design the concepts and the metalinguistic terms for its analysis. “The diaethical variation, the epicenization, the inclusive writing” and “the gender hyperonymization” are linguistic processes and resources that allow to study these new usages. Some of them can fall under a grammatical category which has disappeared in French : the neutral gender. We will see what are the prospects of its reactivation and how, perhaps, this grammatical category can satisfy a need that standard French doesn’t manage to fulfil. Finally, we will introduce our linguistic experimentation on the neutral gender that will allow us to validate or invalidate the hypothesis of its existence and its usefulness.

INTRODUCTION

« Variation diaéthique, épicénisation, hyperonymisation, écriture inclusive » ou « double flexion partielle », etc. Le troisième millénaire voit émerger de nouveaux outils et ressources pour l’analyse linguistique – termes et concepts – dans le cadre de l’étude d’une variété du français standard que nous nommons « le français inclusif ». Nous proposons ici de définir ce concept, de rappeler le cadre qui l’a vu naître et d’examiner ces nouveaux termes métalinguistiques qui nous semblent nécessaires à son analyse.

Depuis les années 2000, les dérivations suffixales, à partir de la base inclus-, se multiplient dans les usages :

Ex. outils réalisés par la Fédération, ou conçus par d’autres partenaires sensibilisés à la question du handicap et de l’inclusion dans la société.

(apajh.org/reflexion-action/enfance-jeunesse/actualites/journee internationale des personnes handicapees 12/11/2012)

Ex. Quelle école pour une société inclusive ?

(inshea.fr/Actualités éducation inclusive)

Ex. beaucoup de féministes se présentent comme intersectionnelles pour se revendiquer d’une certaine forme de féminisme, caractérisée par l’inclusivité.

(Blog Ça fait genre/Des questions ?)

En 2004, dans son essai de philosophie politique Défaire le genre, la philosophe et théoricienne américaine du genre social Judith Butler s’interroge sur la nécessité d’une « resignification » (à la fois réappropriation et « renomination ») des concepts et des catégories ayant pour objectif une politique d’intégration de catégories sociales minorisées. Pour elle, cette resignification seule ne suffit pas, elle doit être « inclusive » :

« Nous devons considérer que nos conventions préétablies quant à ce qui est humain, ce qui est universel et ce que sont la signification et la substance des politiques internationales ne suffisent pas. Pour une transformation démocratique radicale, il faut que nous sachions que nos catégories fondamentales peuvent et doivent être étendues pour devenir plus inclusives et plus responsables face à l’ensemble de l’éventail des populations culturelles. » (Butler 2004 : 253, souligné par nous-même.)

Si le propos relève ici de la philosophie politique, nous ne pouvons faire l’économie de sa compréhension pour comprendre pourquoi nous reprenons l’adjectif « inclusif » à notre compte afin de l’intégrer au lexique métalinguistique.

Dans la philosophie de Butler, le principe d’inclusivité est une stratégie politique visant à inclure les sujets « sensibles » au sens de « précaires, vulnérables, minorisés » et à visibiliser une idéologie dominante au sens de « normative, prescriptive, excluante » dont la prétention est de détenir la vérité et de représenter une pensée universelle.

Le français inclusif relève du même principe d’inclusivité. Cette variété du français standard applique des processus langagiers dont le point commun est d’inclure dans l’ontogénèse (pour reprendre la terminologie guillaumienne) les genres sociaux minorisés par l’emploi générique du genre grammatical masculin – lequel prétend exprimer une pensée universelle – et de visibiliser à la fois le principe grammatical excluant (le genre masculin en emploi générique) et les représentations symboliques ou sociales que cet emploi n’exprime pas.

Ces processus langagiers s’observent principalement dans l’expression de la personne, mais également dans celle de réalités agenres (notamment dans les structures impersonnelles), des animaux et des concepts. Ils relèvent d’une conduite raisonnée – donc d’une politique – qui prend naissance dans la pensée du locutairei et active une conscience de genre dans celle de l’allocutaire. L’inclusivité, en métalinguistique, décrit donc des faits intralinguistiques (double flexion totale ou partielle, insertion de signes de ponctuations, néologie, réactivation de mots ou de régularités anciennement attestées, etc.) :

Ex. Il apparaît que les élèves ont toujours plus confiance en elles et en eux pour les professions qui sont stéréotypiquement de leur genre (double flexion totale)

(ONISEP 2014 : 11)

Ex. Quand on partage le texte de quelqu’un-e, on L’ENTOURE de GUILLEMETS (double flexion partielle)

(Profil facebook de Flo Morandet, 30/08/2017)

Ex. Aime ton enfant tel qu’iel est ! (Néologie)

(Profil facebook de Clémence Zamora-Cruz, 04/09/2017)

Ex. Au lieu d’ancrer ainsi la domination dans la langue, la règle de proximité amène à écrire : « Les hommes et les femmes sont belles » (Réactivation de l’accord de proximité)

(Editions iXe, dans Viennot 2014 : 3)

Parce qu’il qualifie des faits de langue, l’adjectif « inclusif » nous permet de rester sur le terrain de la description scientifique, alors qu’« égalitaire », par exemple, par sa signification sociale dépendant du positionnement idéologique de qui l’utilise, ne nous semble pas doté d’un niveau de spécialisation linguistique suffisamment élevé pour devenir un terme de métalangue.

Le « français inclusif » peut donc se définir comme l’ensemble des processus langagiers qui s’écartent du français standard, fondés en général sur la notion de genre, et en particulier sur le rejet d’une hiérarchie entre les représentations symboliques et sociales associées aux genres grammaticaux, ces variations ayant pour objectif d’inclure et de visibiliser tous les genres dans la langue comme dans la pensée (Alpheratz 2018).

Le français inclusif est un idiome, selon la définition que Franck Neveu donne de ce dernier terme (2004 : 156) : il désigne des pratiques linguistiques qui sont considérées comme spécifiques par rapport à la langue à laquelle elles se rattachent. Ce n’est pas un dialecte si nous considérons comme André Thibault (2018) qu’un dialecte se rattache strictement à la notion d’espace. Peut-être que les attestations de plus en plus nombreuses du français inclusif et l’apparition de guides de rédaction et de grammaires qui le normativisent inscrivent cette variété dans la catégorie des langues par élaboration (Kloss 1987ii, cité par Thibault 2018). En effet, le français inclusif répond à tous les critères donnés par Kloss, bien que ce phénomène soit en émergence, et sans que tous ses processus langagiers aient le même succès dans l’usage (certains, comme la féminisation des noms de métier, sont courants, d’autres, comme le genre neutre, donnent lieu à des hapax) :

  1. « être utilisée comme langue de la presse ;

  2. être utilisée comme langue dans laquelle sont traduits des textes religieux ou idéologiques ;

  3. être utilisée dans des situations formelles d’élocution […] ;

  4. être utilisée dans des textes écrits bassement utilitaires, donc autres que des textes littéraires […] ». (critères de Kloss donnés par Thibault 2018).

Cette variété ne comporte pas de diglossie, elle présente même la particularité d’être valorisée. Cette valorisation est due à la catégorie socio-professionnelle de ses locutaires qui appartiennent (en partie) au monde politique, du journalisme, de l’entreprise, de l’art, de la recherche linguistique et des institutions (Alpheratz 2018). Elle l’est également par la glottopolitique qui cherche à la promouvoir, notamment par le biais de guides de rédaction (Becquer et al. 1999, Guénette & Vachon-L’Heureux 2006, ONISEP 2014, HCE 2016).

Cette variété n’est pas circonscrite à une zone géographique ni à une seule catégorie sociale. Tous les individus ou les groupes qui l’emploient (en totalité ou partie) ont ce point commun : une conscience relative à la notion de genre, point commun sur lequel nous fondons « la variation diaéthique », autre concept et terme métalinguistique que nous pensons devoir faire figurer au glossaire de notre discipline pour étudier le français inclusif et que nous définissons ci-après.

CADRE HISTORIQUE ET COMMUNAUTÉ ÉPISTÉMIQUE

Le français inclusif est un phénomène qui est d’abord lié aux situations d’énonciation propres au XXIe siècle, lequel se distingue par cette (r)évolution technologique majeure que représente le passage de l’écrit au numérique, majeure ne serait-ce que pour la linguistique, dont il oblige à redéfinir le champ d’analyse, compte tenu de la massification des données, du bouleversement du statut de l’auctorialité et de l’accès immédiat au savoir (Schmitt 2015, Neeman 2012, Serres 2011).

La pratique de l’écrit sur internet diffère également de son pendant sur papier en créant ces nouveaux espaces textuels que sont les publications individuelles, très différentes selon qu’elles prennent place dans le cadre d’un commentaire ou d’un livre de e-littérature, ou encore selon qu’elles sont publiées sur un profil facebook, un compte twitter, un blog ou un site. Ces espaces ont libéré une créativité néologique dans les usages qui nous semble avoir contribué à la naissance du français inclusif :

Ex. Beaucoup de réflexions ont notamment été menées avec l’autrim de ce blog.

(Blog Unique en son genre/Accueil, 26/01/2016)

Ex. Il a été créé par des travailleurSEs du sexe lors des Assises européennes de la prostitution

(strass-syndicat.org/Qui sommes-nous?)

Ex. On peut également écrire « celleux » ou « ceulles » pour « celles et ceux »

(Lady Dylan, madmoizelle.com/Culture/Guide du langage non sexiste, 12/06/2012)

Autre paramètre qui nous semble avoir présidé à cette naissance : la déconstruction des systèmes de pensée dominants par les sciences humaines à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Nous pensons plus précisément à la remise en cause du sujet cartésien par les théories de son évanouissement en psychanalyse (Lacan, 1966), du structuralisme et de la déconstruction en philosophie (Althusser 1964, Derrida 1966, Foucault 1966 et 1975), de la domination masculine en anthropologie et sociologie (Delphy 1975, Guillemin 1978, Héritier 1996), du genre comme construction sociale dans les études éponymes (Kosofsky Sedgwick 1990, Butler 1990 et 2004), ou encore de l’européocentrisme dans les études post coloniales (Saïd 1980, Bhabha 2007).

A ce vaste mouvement analysant les mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans les rapports humains viennent s’ajouter en linguistique les travaux explorant l’interdépendance de la pensée et du langage, et la capacité du signe à créer de la réalité, que ce soit par sa performativité (Austin 1962), sa construction sociale (Sapir 1949, Whorf 1956, Searle 1995), son structuralisme (Propp 1928, Genette 1966, Barthes 1971), son analogie ou son iconicité (Jacobson 1956 et 1965, Fischer & Nänny 1999, Monneret 2011, Nobile 2014).

L’intérêt que constituent les rapports isomorphes entre genre grammatical et genre social se diffractent aussi, et plus précisément, à travers les études de la langue française, que ce soit en sociolinguistique (Yaguello 1978), en sémantique (Michard 2012, Michel 2016), en morphosyntaxe (Labrosse 1996, Dressler & Kilani Schoch 2014, Elmiger 2017), en lexicologie (Khaznadar 1989) ou en histoire de la langue (Viennot 2014).

Enfin, la littérature, avec des œuvres du troisième millénaire fondées en partie sur le bouleversement du traitement grammatical des genres (Vonarburg 1999, La Baronne 2007, Rozenfeld 2014, Alpheratz 2015, D. 2016) voit l’émergence de styles qui, dans le dialogue qu’ils instituent entre autaireiii et lectaireiv, selon une perspective bakthinienne, contribuent à l’émergence d’une conscience de la hiérarchisation androcentrique d’un système de valeurs (sémantiques) par la grammaire et l’intériorisation par la communauté linguistique du français standard de processus langagiers et cognitifs permettant la dévalorisation et l’effacement des genres sociaux qui ne sont pas masculins.

Ex. Quand même, dit Fraine, une enfante toutes les deux années pendant quinze ou seize ans…

(Vonarburg 1999 : 282)

Ex. bien qu’elle ait fâcheusement tendance à amalgamer animales et humaines

(La Baronne 2007 : 14)

Ex. Le jeune Neutre qui était passé avant luiel avait été prévoyant

(Rozenfeld 2014, chap.1 – 2/6)

Ex Al fait nuit dans le gymnase.

(Alpheratz 2015 : 20)

Ex. J’ai résistée.

(D. 2016 : 15)

Ces évolutions et mouvements – politiques, technologiques, philosophiques, littéraires – ayant influencé les modalités et les contenus discursifs en libérant la créativité d’une partie des francophones sur le plan du genre, nous paraissent à l’origine d’une « communauté épistémique », au sens où Foucault l’envisage à partir du concept d’épistémè dans Les Mots et les choses (1966), c’est-à-dire une communauté reliée par un savoir propre à une époque, et au sens où ce concept est actuellement utilisé en philosophie politique, soit « les canaux par lesquels de nouvelles idées circulent des sociétés vers les gouvernements, et d’un pays à l’autre. » (Bossy & Evrard 2010).

Car le phénomène de l’inclusivité de genre dans les langues n’est pas inhérent à la France, mais à plusieurs pays occidentaux, notamment aux USA, en Suède et en Espagne, comme en témoigne la création récente ou la réactivation d’unités de genre neutre (ou commun ou inclusif) dans les langues de ces pays, et comme l’atteste son fait le plus célèbre : l’intégration du pronom personnel sujet hen dans le dictionnaire de l’Académie royale de Suède en 2015.

De cette communauté épistémique fondée sur la conscience que le langage est constitutif de tout savoir et que la « vérité » est inhérente à qui l’édicte, sont nés les usages qui nous ont permis d’élaborer ce concept qu’est le français inclusif.

Enfin, cette variété du français standard est également liée à la reconnaissance politique à l’échelle nationale et internationale des personnes dites « non binaires » et qui regroupe les personnes « transgenres, transsexuelles, intersexes » ou « intersexuées » (Conseil de l’Europe 2017) en proposant un début de réponse à la question suivante : « Quels pronoms, quels titres, quels accords seraient possibles en français pour l’expression de la personne de sexe neutre ? ».

Ce terme de « genre social non binaire » étant d’une part un terme sociologique, d’autre part un concept en émergence et dans lequel le genre se scinde en une multiplicité de sous-catégories (par ex. demi-fille, demi-garçon, deux esprits, neutrois, etc.), nous ne pouvons en dire que ce que nous en comprenons : être de genre non binaire, c’est avoir une identité de genre qui récuse le binarisme ou idéologie classant les individus selon une catégorisation binaire et exclusive des sexes et des genres.

Trois évènements éditoriaux participent également à la reconnaissance du français inclusif : la maison d’édition Hatier (Paris) a publié le premier manuel d’histoire destiné à des élèves d’école primaire (classe de CE2) en français inclusif (François & Le Callennec 2017) et en 2018, outre notre Grammaire du français inclusif, est publié le Manuel de grammaire non sexiste et inclusive écrit par des juristes du Québec (Lessart & Zaccour, 2018).

C’est dans cette séquence historique et cette communauté épistémique particulières que se situe notre observatoire.

i Substantif de genre neutre, remplace « locuteur ».

ii KLOSS, H. (1987), « Abstandsprache und Ausbausprache », dans AMMON, U. et al. (éd.), Sociolinguistics / Soziolinguistik, vol. 1, Berlin/New York, de Gruyter, pp.302 – 8. – En français : MULJAČIć, Zarko (1985), « L’enseignement de Heinz Kloss (modifications, implications, perspectives) », dans Langages, Paris, 21, n° 83, pp. 53 – 63.

iii Substantif de genre neutre, remplace « auteur ».

iv Substantif de genre neutre, remplace « lecteur ».

Lire la suite