Corinne

Je sors du métro Bastille, Paris. Sa blondeur la fait jaillir de la foule. Femme mûre et belle, maquillée, deux boucles d’oreilles, la robe rose, fleurie, fraîche, les yeux très bleus, inquiets. Tout en elle est souriant, courtois. Tu sens la femme qui a l’habitude des relations haut placées dans la hiérarchie sociale, et qui mesure ses gestes, ses paroles et ses regards avec la règle et le compas du devoir de représentation.

Nous avons prévu de nous promener sur la coulée verte, cet ancien chemin de fer réaménagé en jardin public à fleur de toits. Mais avant cela, nous nous installons à la terrasse de ce café pour que je mange un sandwich, parce que je n’ai pas vu le temps passer en travaillant. Nous essayons de ne pas faire attention à cette nourriture qui se meut entre nous mais je sais déjà que c’est une chose que j’éviterai de faire dorénavant.


Interview : Alpheratz – Crédit photo © Palmyre Roigt 2017

Qu’est-ce que Requiem a fait naître en toi ?

Je n’avais pas pris la mesure de la valeur symbolique de cette règle de grammaire qui veut que le masculin l’emporte sur le féminin. Au départ cela m’a paru anodin et anecdotique. Puis j’ai compris que cette règle était très révélatrice du machisme omniprésent dans notre société. Ce livre m’a ouvert les yeux. Jusque-là, le machisme ne me concernait pas.

Mais tu ne t’es jamais fait harceler dans la rue ?

Avant, oui. Toujours par des Maghrébins.

Nous aussi, inconsciemment nous re-présentons, réinventons et définissons l’autre en l’enfermant dans notre regard subjectif.1

L’autre ?

Racisme et sexisme ne sont jamais très loin. En catégorisant tous les harceleurs sous l’appellation « les Maghrébins » (ce que je ne pourrais pas dire selon mon expérience du harcèlement) nous faisons exactement la même chose que les hommes qui re-présentent, réinventent et définissent les femmes à travers leur seul regard totalisant et exclusif, ce fameux male glaze qui commence à être dénoncé en critique cinématographique. La sujétion des femmes est inscrite en toutes lettres dans les textes des trois religions monothéistes. Certes en 2018, l’égalité entre tous les genres n’est pas inscrite dans les lois dans la majorité des sociétés de culture musulmane. Mais partout, et en particulier chez nous, al est nécessaire de sortir les autres genres du « sexage » ou, pour résumer ce concept élaboré par la sociologue Colette Guillemin1, ce phénomène qui consiste à considérer tout ce qui n’est pas masculin comme relevant de la sexualité. Une femme, an trans ou an intersexe doivent pouvoir marcher dans la rue sans être associæs au sexe ou à une invitation sexuelle.

— Où finit la drague et où commence l’agression ? Je vais te raconter une histoire qui m’est arrivée. Avant j’étais responsable en marketing international dans une société qui faisait de l’assistance aux voyages et j’ai été aux Emirats arabes unis. Jamais je n’ai eu autant le sentiment d’être de la viande. Un jour, un émir a carrément voulu me confisquer mon passeport ! Je lui avais mené la vie dure pendant la négociation. Ils ne croyaient pas que j’étais la représentante de la boîte, ils me prenaient pour le « cadeau » ! Ils ne voulaient pas me serrer la main, ça ne faisait que m’enrager. Je me disais « Toi, je vais te bouffer. » Quand j’ai réussi à lui faire signer notre contrat à cet émir, je l’ai agrippé par le col et je lui ai chuchoté « In my country, when we fuck, we kiss » (« Dans mon pays, quand on baise quelqu’un, on l’embrasse ») et je l’ai embrassé !

La linguistique explore l’interdépendance de la langue et de la pensée. Quel exemple peux-tu en donner ?

Cela me fait penser à une légende que j’avais étudiée en cours de philo. Dans l’Antiquité romaine, il était courant de dire que celui qui possède le mot possède la chose. Ainsi les Romains avaient donné un nom secret à la ville de Rome pour que personne ne puisse s’en emparer. A l’heure actuelle on ne connaît toujours pas le nom secret. De même, je trouve étonnant qu’il y ait des mots dans chaque langue qui soient intraduisibles, comme si chaque peuple avait développé des sentiments propres à leur culture, incompréhensibles pour les autres peuples. C’est vraiment fascinant.

Utilises-tu l’une des ressources du français inclusif ?

Depuis que j’ai lu Requiem, je m’amuse à utiliser le genre neutre pour parler du temps. Quand je dis « al pleut », les gens me reprennent et je leur parle de Requiem. Les réactions sont immédiates. Personne ne reste indifférent. Les femmes trouvent le genre neutre intéressant. Les hommes autour de moi y sont plutôt indifférents. Quant à mon mari, il ne veut pas en entendre parler ! J’ai assisté à l’une de ses crises de colère les plus mémorables à ce propos.

Quand je parle de mon sujet, l’égalité entre les genres par le prisme de la langue, j’assiste souvent à la même réaction : les femmes m’écoutent avec plus de sérieux, tandis que les hommes éclatent de rire. Certains ont une réaction encore plus épidermique, comme ton mari. Ces attitudes me semblent significatives. Nous ne réagissons pas ainsi à quelque chose qui ne nous touche pas de près. Selon moi, c’est le signe que « la règle du masculin qui l’emporte » est, pour ces hommes qui se moquent ou qui se mettent en colère, bien plus qu’une règle grammaticale, mais un privilège qu’ils considèrent comme un dû et comme une caractéristique indissociable de leur catégorie sociale et de leur identité. Si vraiment, ce n’était qu’une simple règle grammaticale sans aucun lien avec la société et les personnes, alors ils pourraient en discuter posément avec moi. Ceci dit, c’est très compréhensible : jusqu’au XXe siècle, l’emprise des hommes sur l’histoire a été presque totale et la montée du pouvoir féminin plus que fulgurant : révolutionnaire. Les femmes n’ont pas fait qu’accéder à des postes de même niveau. Elles ont transformé le monde. C’est par elles que viennent les politiques d’inclusivité, le care, le genre. La réaction de ces hommes est humaine. Qui apprécie d’être rétrogradæ à la seconde place ? Les femmes sont bien placées, après des millénaires d’occultation de leur impact sur le monde, pour savoir que c’est intolérable. Or, tout l’intérêt d’inclure le genre neutre en grammaire est de créer un monde sans « première ni deuxième ni troisième place » : un monde horizontal, inclusif, qui sort de l’opposition binaire traditionnelle. Mais pour savoir cela, al faut s’informer, lire, et lire autre chose que du prêt-à-penser.

Pourquoi continuer à lire ?

Pour apprendre, m’émouvoir, m’évader. J’aime lire. J’aime certains auteurs pour leur style, d’autres pour les histoires qu’ils racontent. Mes goûts sont éclectiques. J’aime la littérature anglaise, latino-américaine, japonaise, française… J’aime Diderot, Patrick Modiano, J-K Huysmans, Emile Zola, Natsume Sôseki, Gabriel Garcia Marquez…

An autaire phare ?

Difficile de choisir. Adolescente, j’ai découvert le « nouveau roman » et j’ai été profondément émue par cette écriture minimaliste. J’ai été bouleversée par les Instantanés de Robbe-Grillet. Alors j’ai lu tous les romans de Marguerite Duras. En ce moment, je suis sous le charme de l’écriture très poétique de Carole Martinez. Mais finalement mon autrice phare est celle qui a bercé mon enfance : la Comtesse de Ségur. Quand je lis ça je vis tellement mieux après.

As-tu une cause qui te tient à cœur et que fais-tu pour elle ?

La souffrance physique ou psychologique, qu’elle soit humaine ou animale. Je fais partie d’une association qui vient en aide aux enfants hospitalisés. Je suis passionnée par l’analyse dite transactionnelle et je n’hésite pas à m’en servir pour aider mon entourage. C’est une théorie en psychologie, inventée par un Canadien, Eric Bern, dans les années 60. Il a révolutionné la psychothérapie.

L’école idéale devrait…

Valoriser et non évaluer. Inciter les élèves à évoluer et à développer leurs connaissances plutôt que niveler le savoir vers le bas. Pour moi, l’école idéale c’est l’école sans classe, les élèves apprenant à leur rythme.

Moi, Présidente de la République

je me donnerais pour mission de faire de la France un pays exemplaire en matière d’écologie. Je vote car les femmes se sont battues pour ça. J’ai voté pour Macron contre Le Pen. J’ai bien compris qu’il était dangereux, notamment en termes de pouvoir d’achat. J’avais voté Mélenchon au premier tour.

(J’éclate de rire.)

Oui je sais, on ne dirait pas ! Mais je suis une fausse réac.

Quel serait le point commun à toutes les guerres ?

Ce serait l’envie d’avoir du pouvoir sur les autres, de les contrôler. La religion, les ressources, les territoires, ne sont que prétextes à faire la guerre. Je suis attachée culturellement à ma religion (catholique) mais j’ai voulu protéger mes enfants lorsqu’ils ont voulu aller se confesser. J’ai bien expliqué à ma fille que ses problèmes personnels ne regardaient pas un vieux mec qui n’avait jamais eu (soi-disant) de contact avec le sexe féminin. Moi, à cause de mon éducation catho, je n’avais eu aucun contact avec les garçons (école de bonnes sœurs, que des filles). Je suis arrivée dans un lycée de banlieue à 15 ans je suis tombée amoureuse de tous les garçons. J’étais naïve, et beaucoup ont abusé de moi. J’étais si naïve que j’avais occulté le fait que j’avais été abusée dans mon enfance. C’est en en parlant avec une psy que j’ai fini par le comprendre !

(Le silence descend sur nous, malgré les mots que nous empressons d’écouler pour enchaîner. Scotchæ. Encore une fois, al suffit d’écouter les femmes et de leur donner la parole, pour comprendre la fréquence et la banalité inadmissibles des agressions sexuelles.)

Un exemple de ce qui te touche

Je suis une hyper sensible, alors tout me touche. J’ai souvent les larmes aux yeux. Les bons sentiments me touchent. La générosité, l’altruisme, l’empathie. Ne rien attendre en retour. Il n’y a rien de plus beau à mes yeux.

Ton dernier mensonge

Il m’arrive de profiter de ma mauvaise santé pour m’éviter une corvée !

Une foi ?

J’ai été élevée dans la religion catholique. J’ai été scolarisée chez les bonnes sœurs. Cela m’a influencée mais pas convaincue. Par la suite je me suis intéressée à d’autres religions. Il n’y a jamais eu de déclic. Finalement j’ai une spiritualité très personnelle et je ne fais aucun prosélytisme. Je ne crois ni en Dieu, ni en une force supérieure. Par contre je crois aux esprits et à la réincarnation. J’accorde autant de valeur à la vie animale qu’à la vie humaine.

Une dépendance ?

Ce n’est pas vraiment une dépendance, mais j’ai besoin de me sentir dépaysée. Aller en terre inconnue. Ne plus avoir de repères. Le moment le plus intéressant est celui où je commence à apprivoiser peu à peu mon environnement pour trouver de nouveaux repères. J’adore me sentir chez moi à l’autre bout du monde.

Ton rapport avec le sexe ?

Le sexe est un jeu. Tout est permis à partir du moment où les règles du jeu sont respectées. S’il y a triche, j’arrête de jouer.

Ce qui te rend heureuse

Voir mes enfants heureux.

Une idée pour s’améliorer ?

Réfléchir avant d’agir, l’impulsivité est souvent néfaste aux bonnes relations avec les autres. On ne peut pas tout dire à n’importe qui, n’importe quand, sous prétexte d’être franc. J’aime arrondir les angles. Je préfère me taire plutôt que de faire du mal aux autres par mes paroles.

Qu’aimerais-tu devenir ?

Un bon souvenir dans l’esprit des gens que je croise dans ma vie.

Un symbole ou une vision

Crédit photo © TattooMe

L’œil Oudjat symbole de la protection.

Nous nous dirigeons vers le studio photo où nous attend Palmyre la photographe, accompagnæs des Forces qui nous dominent et nous révèlent nos limites. Humilité et retenue s’imposent à nous tandis que nous cheminons. Nous aussi perpétuons approximations, clichés et croyances dangereuses. Pourtant nous discutons apaisæs, avec la sensation d’avoir été utiles, profitant peut-être du pouvoir magique et protecteur du symbole qu’elle a choisi.

1 Homi BHABHA (2007). « Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale », trad. de The Location of Culture par Françoise Bouillot. Paris : Payot
2 Colette GUILLEMIN (2016). « Sexe, race et pratique du pouvoir. L’Idée de nature », (1978). Paris : iXe Editions.